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Salle 113 - Le blog
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24 octobre 2017

Joseph Kessel - Reporter sans frontière ?

Joseph Kessel

 

Le paradis du Kilimandjaro

et autres reportages


 

La clairière aux Pygmées

 

Quand il avait su que je retournais au Kenya, Charles de l'Epine m'avait dit :

- Changez d'itinéraire. Je n'ai rien vu d'aussi beau ni d'aussi étonnant que la remontée du Nil jusqu'aux Murchison Falls en partant du lac Albert, où j'avais des pêcheries. Croyez-moi, passez par là.

Charles de l'Epine, après quarante années d'Afrique noire, était peu disposé à l'emphase. Je suivis son conseil...

La halte de nuit se fit au camp de la Ruindi que dirigeait un Belge, ancien caporal de la Légion étrangère et où les lions venaient rugir autour des huttes. Le lendemain, nous atteignîmes Béni, centre important au sud de la forêt équatoriale. Je pensais n'y rester que le temps d'un repas, puis tourner vers l'est, passer la frontière de l'Ouganda et gagner Fort Portal.

Mais comme je descendais devant l'unique hôtel, Jean-Baptiste Nambutal, mon chauffeur noir, me dit à vois basse, en confidence.

- On raconte, monsieur, qu'il y a des tribus de Pygmées dans la région.

Je le regardai, incrédule.

- Oui, monsieur, insista Nambutal. Et des vrais. Pas comme les Batwa du Kivou, mélangés à d'autres races... De très petits, tout petits hommes.

J'interrogeai le patron de l'hôtel. C'était un vieillard à qui un demi-siècle vécu tête nue dans le Congo belge avait donné une humeur farouche.

- Aucune chance, grommela-t-il. Quand il y en a, ils sont dans les arbres. Et nous avons, par ici, beaucoup d'arbres... Si vous y tenez tant, prenez du côté nord et cherchez.

Il ricana.

- Mais cherchez bien.

Le vieil homme coléreux avait raison. La route était comme une mince allée taillée dans la formidable végétation primitive. Sur ses bords mordant à peine dans la brousse et la sylve, s'égrenaient quelques villages noirs. Mais à leur lisière les troncs, les branches, les épines et les lianes se refermaient, plus opaques et difficiles à pénétrer qu'une paroi. Et quand Nambutal questionnait les habitants de ces villages, ou bien ils n'entendaient pas du tout le swahili, ou bien ils connaissaient trop peu ce langage commun à la moitié de l'Afrique noire pour répondre intelligiblement, ou bien, s'ils le parlaient, ils ne savaient rien, ou encore, quand ils croyaient pouvoir donner quelque renseignement, leurs indications étaient fausses.

Ces palabres se déroulaient toujours au milieu d'un grand attroupement sur le terreplein de terre rouge qu'encerclaient des huttes misérables, tandis que la forêt écrasait de sa masse auguste et barbare les petits champs de bananiers.

Nous roulions ainsi le long de la route, allant et revenant sur nos propres traces, avec des enfants nus pour guides accrochés au capot.

Le soleil commençait à décliner et moi à désespérer - car la nuit sous les arbres devançait la vraie nuit - quand, revenant de sa quête dans un nouveau village, Nambutal s'écria :

- Enfin, ici, monsieur, ils les connaissent.

- Les Pygmées ?

- Non, mais des gens qui les connaissent.

- Quelles gens ?

Nambutal sourit avec condescendance.

- Vous savez bien, monsieur, dit-il, ce sont des sauvages. Ils s'expriment très mal. Il m'a semblé comprendre que c'étaient des femmes. Je savais Nambutal confiant et les indigènes pleins de fantaisie. Mais qu'avais-je à perdre ? De toute manière, il ne fallait pas songer à continuer le voyage vers l'Ouganda, par des montagnes désertes, avant le jour suivant. Je m'avançai donc sur la place du village. Sa population entière m'y attendait, à peu près nue et , dans un grand vacarme, ou bien pressée autour de moi, ou bien sur le pas des cases délabrées, comme le faisaient de vieilles femmes au sein croulant et suçant une pipe de terre.

- Ils disent, ils disent qu'on ne peut pas y aller en voiture et qu'il faut marcher, criait Nambutal, gagné par l'agitation de tous.

- Est-ce près ? Demandai-je.

- Très près, ils disent...tout près.

Naturellement, c'était fort loin. Maos par un chemin si beau que la distance ne comptait plus. La piste qui, d'abord, s'étirait entre les rangées de bananiers aux amples feuilles et aux grappes énormes, cessait brusquement. Alors s'ouvrait un dôme étroit, immense, tout en hauteur et qui semblait s'étendre à l'infini, formé par les rameaux entremêlés de sauvages palmiers royaux. On eût dit la travée d'un temple païen de gloire et de paix, où régnaient, quelle que fût l'heure, l'ombre et le silence d'un immobile crépuscule.

            Une sente envahie d’herbe séparait les colonnes.

            J’observai que les garçons qui m’avaient conduit jusque-là s’arrêtaient sur le seuil.

-       Ils assurent, monsieur, que maintenant c’est tout droit, dit Jean-Baptiste Nambutal.

-       Et eux déjà fatigués ? Demandai-je.

-       Oh ! non, monsieur, mais ils n’aimeraient pas rentrer à la nuit, répondit Jean-Baptiste.

Il s’arrêta un instant et reprit en haussant les épaules :

-       A cause des esprits…

Bientôt je n’entendis plus le bruit de ses pas. J’avais l’illusion d’être seul à errer sans terme, sous une arche enchantée. Sur chaque côté de la travée, je voyais, à travers les piliers des palmiers royaux, le soleil irradier la terre et les plantes, mais il était encore trop haut pour darder ses flèches entre les troncs. Je marchais, sans en avoir tout à fait conscience, sur ce tapis de mousse, dans l’ombre la plus légère, longtemps, longtemps.

            Soudain, ce fut un tel embrasement, et si merveilleux, que je m’arrêtai, comme aveuglé. L’arche de rameaux se brisait d’un seul coup à l’orée d’une grande et ronde clairière défrichée récemment et traversée par un ruisseau qui s’étalait dans un pli du sol pour y former un étang.

            Puis s’élevaient les arbres colossaux, les puissantes lianes de la forêt vierge et son obscurité. Du sol couleur de cuivre et de la pièce d’eau, en même temps sombre et lumineuse, le soleil déclinant faisait jaillir, au sortir de l’ombre, une pourpre nuée. Cela ne dura qu’un instant. Réhabitué à la clarté tropicale, je dis des yeux le tour de la clairière. Et je découvris, sur la droite, une demi-douzaine de huttes, exactement pareilles aux huttes indigènes, mais d’une blancheur éclatante, et au chaume tout propre et luisant. Pourtant elles semblaient abandonnées. Pas un son ne sortait de l’intérieur. Et il n’y avait aucune ombre humaine sur la clairière.

La beauté et la douceur grandiose du lieu donnaient un caractère féérique à cette étrange et profonde solitude.

« Si la belle au bois dormant… » pensai-je.

Or, de la hutte la plus éloignée, vint un froissement à peine perceptible. La porte en était ouverte et sur le seuil se tenait une silhouette qui avait forme de femme et dont, à cause de la distance et de l’ombre projetée par l’auvent de la case, je ne distinguai rien qu’une longue tunique pâle et, sur la tête, une aile blanche. Elle me regardait sans bouger, en silence et, vraiment, pour une seconde, cette apparition au milieu d’une clairière muette dominée par la forêt vierge et à laquelle on accédait par la travée des grands palmiers me donna le sentiment du féérique.

            Je m’avançai rapidement vers la hutte et vis alors que la tunique était une humble blouse grise, l’aile blanche – une simple coiffe, et la Belle au bois dormant – une religieuse.

-       Soyez le bienvenu dans la communauté, monsieur, me dit-elle d’une voix tranquille et gaie, tandis que le sourire le plus paisible éclairait son très jeune, très charmant et tendre visage.

Elle avait dans cette solitude tropicale et devant une case indigène, le naturel, la bonne grâce, l’aisance de ton et de manières qui sont, à l’accoutumée, les fruits d’une longue éducation mondaine.

-       Les indigènes m’ont induit en erreur, lui dis-je. Ils assuraient que je trouverais ici des gens qui connaissaient les Pygmées.

La jeune religieuse se mit à rire, d’un rire très doux, presque silencieux.

-       Ce n’est pas une erreur, dit-elle. Nous sommes venus de France pour eux.

Elle rit encore sans bruit de mon étonnement et continua :

-       Vous le voyez, nous sommes installés pour longtemps.

Elle montrait tour à tour les huttes éparpillées dans la clairière.

-       Voici la case de la petite sœur responsable qui communique avec la chapelle (je remarquai alors une minuscule croix plantée sur une pointe de chaume)… Et l) est la cuisine, et là, le magasin, et plus loin, la douche, et puis la hutte pour les hôtes de passage et celle du dispensaire et ces deux-là sont pour les Pygmées malades…oui, attendez, je vous expliquerai (elle souriait de mon impatience) et ici le poulailler, et plus tard nous aurons une bergerie. Enfin, pour l’instant nous dormons n’importe où, mais cette case en construction deviendra notre dortoir, divisé en quatre cellules…Nous sommes quatre, en effet.

-       Et les autres ? demandai-je.

-       Deux petites sœurs sont en forêt et la troisième est allée à Béni (il y avait trente kilomètres) chercher le courrier qui arrive deux fois par mois. Nous faisons cela, à tour de rôle, en auto-stop. Par ka chaeur, c’est assez fatigant.

Elle raffermit machinalement de la main un linge qui lui enveloppait le cou et dépassait de sa robe grise. C’était un pansement.

-       Rien, rien, dit-elle très vite. Un peu de furonclose…Le climat…la nourriture peut-être… Mais, entrez donc. C’est la case de la communauté.

Il n’y avait là qu’une table en bois blanc, des livres sur une planche et quelques tabourets, une banquette, un lit de camp. La lumière venait par deux petites fenêtres et remplissait d’une manière diffuse le cylindre de la case. Au fond du trou conique formé par le toit reposait une réserve d’ombre. Dans cet éclairage la figure de la jeune fille semblait encore plus tendre, d’une tendresse presque enfantine et ses larges yeux plus lumineux.

            Elle me pria de m’asseoir et prit place elle-même contre le mur, sous le rayon chargé de livres. Elle était à ce point chez elle dans cette hutte qu’elle semblait n’avoir jamais eu d’autre maison. Elle offrit de me faire du café.

Quand elle se fut assurée que mon refus était sincère, mais seulement alors, nous reprîmes notre entretien.

-       Avez-vous entendu parler de la congrégation du Père de Foucault ? me demanda la jeune religieuse. Non ? C’est bien naturel…ne vous en excusez pas. L’ordre n’a pas beaucoup d’années. La sœur Madeleine de Jésus ne l’a fondé qu’en 1939, au Sahara.

-       Pour le prosélytisme ?

-       Oh ! Non ! s’écria vivement la jeune sœur. Nous n’avons pas pour objet de prêcher, de convertir, d’instruire.

-       De soigner ? demandai-je encore.

-       Même pas dit-elle. Bien sûr, si nous pouvons soulager les maux, nous le faisons. Mais notre seule mission véritable est de vivre – oui, c’est tout – de vivre en sympathie auprès des gens les plus déshérités de la terre. Leur faire sentir qu’ils ne sont pas rejetés, reniés par tout le monde. Leur donner confiance et foi en eux-mêmes…Seulement par notre présence et notre amitié.

Elle avait parlé tout le temps avec une certitude limpide, transparente.

-       Ainsi, nous avons une fraternité chez les Ouldèmes, dans le Cameroun du Nord, poursuivit-elle. C’est une tribu qui vit à l’état complètement sauvage et dans une misère affreuse…Une autre fraternité habite avec les lépreux à Basa…un faubourg de Douala…Pour nous, ce sont les Pygmées.

Elle porta la main à son pansement et je remarquai alors qu’elle portait sur le poignet et l’avant-bras un tatouage de petits points bleus.

-       Si vous saviez dans quelles conditions ils vivent, s’écria la jeune fille. Et avec quelle humble gentilles. Les indigènes les plus pauvres les méprisent à cause de leur taille, les rejettent de leur société. Combien de fois les gens du village que vous avez vu nous ont demandé : « Pourquoi vous occupez-vous de ces moitiés d’hommes, de ces singes infects ? » Pourtant, je vous assure, ils sont beaucoup plus intelligents, attentifs et plus francs aussi que les autres noirs.

Tout, sans doute, devait sembler naturel et facile, dans ce cadre, sous le cône de l’ombre, puisque j’acceptais, sans étonnement véritable, que cette jeune fille française, visiblement de classe aisée, cultivée, fût en rapport direct d’amitié avec les petits hommes des forêts vierges, au cœur de l’Afrique.

Je demandai seulement :

-       Mais comment les avez-vous approchés ?

C’était tout simple. D’abord les quatre petites sœurs du Père de Foucault étaient venues à Béni puisque les Pygmées habitaient la région. Elles avaient prospecté pendant un mois. La clairière, au bout de la travée de palmes, leur avait paru convenable à cause du ruisseau et parce que, au delà de l’étang qu’il formait, un sentier menait vers la jungle où campaient souvent des Pygmées. Puis, pendant qu’on défrichait et construisait les cases, elles avaient suivi, une autre mois, à l’hôpital, des cours sur les maladies indigènes. Et, un autre mois, elles avaient étudié le swahili…Non pas le langage des Pygmées – le kibuti. C’était une langue difficile, ancienne. Et d’ailleurs les Pygmées étaient une des races les plus antiques de la terre. (Je me souviens des Batwa, les premiers habitants connus du Rwanda.)

            Enfin, le 14 avril 1952, les jeunes filles s’étaient installées dans la clairière.

Comment avaient-elle connu les Pygmées, le peuple le plus craintif, le plus clandestin, le plus évanescent de l’Afrique ? Mais c’était tout simple. Elles avaient battu les plus proches districts de la forêt immense, frayant leur chemin à travers le sous-bois, les lianes. Les petits guetteurs sylvestres les avaient signalées dès la première fois. Mais il avait fallu quelques temps pour qu’ils se montrent. D’abord peureux, puis, peu à peu amicaux. Le seul obstacle pour les petites sœurs étaient que, novices encore et appartenant à un ordre contemplatif, elles devaient passer au moins une heure d’adoration dans la chapelle. Cela les empêchait de rester longtemps avec les Pygmées. Mais deux d’entre elles étaient sorties de la condition du noviciat et, maintenant, elles passaient une semaine ou deux dans le camp nomade où les huttes minuscules étaient faites de branchages recouverts des feuilles de bananier.

Etait-ce pénible ? Au contraire. Les Pygmées étaient d’une gentillesse merveilleuse. Et si fiers, humblement, et si heureux, timidement, de voir des êtres de taille souveraine, de grandes femmes blanches, partager leur vie. Sans doute, il fallait se baisser pour entrer dans les huttes et les lits étaient un peu durs, puisqu’ils étaient faits de rondins de bois posés en croix sur d’autres rondins de bois. Mais les Pygmées étaient si content des les offrir aux jeunes filles. Ils n’admettaient pas de refus à cet égard et ils couvraient les religieuses avec une sollicitude infinie, avec des feuilles de bananier, contre la fraîcheur nocturne. Emporter des couvertures ? Oh ! non, impossible. Il ne fallait surtout pas se différencier des petits hommes, il ne fallait pas les humilier par un semblant de richesse, de supériorité. Alors, le jour, quand les chasseurs s’en allaient suivre des pistes, invisibles pour d’autres yeux que les leurs, ou chercher le miel sauvage, les religieuses restaient avec les femmes et, comme elles, ramenaient, cassaient le bois, décortiquaient les lianes, tressaient les feuilles des bananiers.

La nourriture ? Oui, évidemment, c’était la partie un peu difficile. Viande séchée toujours, et souvent avariée. Le goût – passe encore…mais la santé en souffrait, si nécessaire pour cette vie (je ne pouvais m’empêcher de regarder le pansement de la jeune fille). Mais là encore, on pouvait prendre son mal en patience. Et puis, on emportait un peu de sucre, de lait concentré. Evidemment, il fallait manger ces denrées en cachette. Toujours pour ne pas humilier les Pygmées. Pour éviter de leur faire sentir qu’ils étaient d’une race, d’une essence inférieures.

Ainsi, ils s’étaient apprivoisés. Ils appelaient les jeunes filles « les mamas » et, dans leur langage des « Ndong Niligo ». Ils venaient même se faire soigner dans la clairière. Certains se glissaient dans la chapelle pendant les services et quelques-uns, quand les religieuses tombaient à genoux et se signaient, faisaient comme elles.

-       Est-ce un simple et enfantin besoin d’imitation, ou sentent-ils quelques chose d’ineffable – je n’es sais rien, dit pensivement la jeune religieuse. Ils ont leur propre foi, et très haute et très vieille. L’un des rares missionnaires qui aient vécue des années avec des Pygmées et qui connaissant leur langue, assure que leurs croyances approchent beaucoup de la Bible. Nous avons ici son ouvrage.

La jeune fille indiquait l’un des livres qui couvraient la planche fixée contre le mur et, dans ce mouvement, le bracelet en pointillé tatoué sur son poignet m’apparut de nouveau.

-       Pensez-vous renter longtemps ici ? dis-je.

-       Mais cela ne dépend pas de nous, répliqua la religieuse, avec son rire vivant et silencieux…Dix ans…peut-être quinze…Nous commençons à peine…Et il y a – du moins à notre connaissance – une trentaine de camps aux alentours.

Je demandai alors s’il n’était pas possible d’en visiter un, le soir même. La jeune fille secoua lentement la tête – ce qui défit son pansement et laissa voir un ulcère enflammé.

-       Non, dit-elle. Sans doute, ce n’est pas encore la saison des grandes chasses qui entraîne les Pygmées à travers la forêt, là où personne ne peut les suivre. Mais c’est l’époque de la cueillette du miel et ils sont partis assez loin dans les arbres. Il faudrait des heures…Et déjà le soir tombe.

Nous sortîmes de la hutte. Le crépuscule venait, en effet, d’une suavité indicible contre le chaume des cases et les feuilles des grands arbres. La solitude était telle qu’on avait envie de crier. La jeune fille m’accompagnait vers la travée des palmes. Je pensais au secret de sa vocation, à l’énigme de son tatouage. Je voulais l’interroger. Je n’ai pas osé…

Nous allâmes en silence jusqu’à un tronc rompu. Une forme humaine, noire et nue, était appuyée contre le bois, debout, si petite, si réduite qu’on eût dit un enfant. Mais c’était un homme aux cheveux gris. Il avait le corps émacié par l’âge et un bras atrophié. Il se tenait immobile et souriait doucement, avec adoration, à la jeune fille.

-       C’est notre ami le plus fidèle, dit la religieuse. Un vieux chef. Il ne peut plus suivre la piste, ni escalader les arbres. Alors, il nous rend visite parfois, quand le soir vient…Maintenant il comprend un peu le swahili.

Le vieux Pygmée souriait à la jeune fille. Ils commencèrent une conversation.

-       Il croit qu’il y a un petit camp où les gens ne sont pas encore partis au miel, me dit la religieuse. Reprenez la route, dans la direction opposée à Béni et tournez à droite…Un mauvais chemin étroit…Là, vous demanderez…si vous trouvez quelqu’un. Mais il y a peu de chances. Le vieux Pygmée continuait de sourire à la jeune fille avec une douceur extasiée. Je m’engageai sous le dôme des palmiers royaux. Maintenant les rayons du soleil bas sur l’horizon tissaient entre les troncs comme un filet de feu et d’or.

 

*

            Et la chance – mais n’était-ce vraiment que la chance ? – se trouva favorable. Déjà nous avions battu et rebattu la piste indiquée, parmi les massifs profonds et sombres, et déjà Jean-Baptiste Nambutal avait allumé les phares de la voiture pour le retour vers Béni, lorsque, dans leur faisceau, un tout petit homme, noir et nu, jaillit de la forêt. Cette fois encore j’eus, au premier instant, l’impression qu’il s’agissait d’un enfant. Mais quand il s’approcha tout contre les phares et nous fit signe de le suivre, je vis bien que c’était un homme dans la force de l’âge et de proportions parfaites.

            Epaules carrées, profonde poitrine, muscles fins, longs et rapides, il portait haut sa tête aux narines sensibles, aux yeux brillants. Comment avait-il connu mon passage ? Le hasard ? L’appât de quelque prime d’argent ? Ou un message envoyé le long des voies mystérieuses de la brousse par le vieux chef infirme ? Je ne l’ai jamais su, car Nambutal n’avait pas de langage commun avec notre guide.

            Nous le suivîmes, nos pas dans les siens, car, sous le couvert des arbres géants, la terre était devenue invisible. Il marchait très vite, n’ayant pas à courber le front pour éviter les branches et les ronces qui nous giflaient et nous griffaient au passage. On sentait qu’il pouvait aller ainsi pendant des heures et des jours, le torse bombé, le jarret tendu, léger comme un insecte, dans faire craquer une brindille morte, sans déranger une feuille tombée.

            Il nous mena de la sorte jusqu’à un minuscule espace défriché en cercle. Il y avait là trois huttes en feuilles de bananier qui semblaient, tellement elles étaient basses et tassées, construites pour leurs jeux par des enfants maladroits. Quelques hommes et quelques femmes, en sortirent, également nus. Sous la pénombre de la nuit tombante, ils avaient l’air de petits garçons et de petites filles égarés dans le bois. Mais les hommes étaient virils et les femmes complètement formées. L’une d’elle portait dans le dos une sorte de bestiole endormie.

            Alors, pour me saluer, les hommes tirèrent de leur ceinture – leur seul habillement – de courtes flûtes en roseaux et se mirent à jouer un air si menu, si monotone et plaintif, et les femmes se mirent à piétiner le sol d’une façon si humble et si grêle que toute la détresse des crépuscules à l’origine du monde semblait se rassembler dans ces flûtes et dans ces soubresauts.

            Attirés par le bruit, deux jeunes chasseurs pygmées se glissèrent hors des arbres. Chacun portait un arc et des flèches qui ressemblaient aussi à des joues d’enfants. Mais ces armes ne devaient pas être inoffensives – trempées dans un poison mortel – car l’un des jeunes hommes ayant gardé pointée vers moi sa flèche, la femme qui portait le nouveau-né l’abaissa d’un mouvement dont la douce protection était inoubliable.

            Puis le chef qui nous était venu quérir sur la route m’invita, par gestes évidents, à passer la nuit sous le toit de sa hutte. Mais je n’avais pas, à cet égard, le courage des jeunes filles de la congrégation du Père Foucault. Et, si même j’en avais été capable, le temps une fois de plus, m’était mesuré.

            Pour voir les Murchison Falls, je devais, en effet, rejoindre à l’heure dite le port de Boutlaba.

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