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3 novembre 2017

Joseph Kessel - La remontée du Nil

Joseph Kessel

Le paradis du Kilimandjaro et autres reportages

 

*

 

Les derniers dieux du Nil

 

            Pour remonter le premier tronçon du Nil jusqu’aux Murchison Falls (les chutes de Murchison), le seul moyen de transport était un bateau qu’il fallait retenir par avance et à une date bien déterminée à Boutiaba, petit port sur le lac Albert.

            Ainsi avais-je fait, avant de quitter le Kivou, dans un télégramme pour Boutiaba, adressé à la direction de la compagnie d’Etat qui régissait tout le trafic par le rail et par eau en Ouganda. J’en avais envoyé un autre à Masindi (qui se trouvait à cent kilomètres de Boutiaba) pour réserver une chambre, car il n’y avait pas trace d’hôtel dans le petit port du lac Albert.

            La route de Béni à Masindi était longue, difficile, mais pleine de merveilleuses découvertes, tantôt en deçà, tantôt au-delà de l’équateur, sans cesse franchi et refranchi.

            Il y eut la traversée de la Semliki sauvage, aux berges de cuivre sombre, semées de violentes fleurs et de roseaux empanachés, dans un bac poussé par des noirs, puissants et moroses, qui appuyaient sur leurs perches dans un rythme lourd et silencieux.

            Il y eut le Rirwenzori, que les anciens appelaient Monts de la Lune, massif haut de cinq mille mètres, couronné de glaciers et de brumes, ruisselant de cascades, frémissant de forêts.

            Et le lac Edouard, eau dormante et plombée, survolée de pélicans difformes, aux rives plates et fiévreuses, où, entre les huttes les plus désolées, on apercevait les traces de bêtes formidables.

            Et le fantastique voyage nocturne sur les chemins déserts du haut Ouganda, bordés par la muraille mouvante de l’herbe à éléphants et par des termitières qui prenaient la forme de châteaux forts en ruines ou d’immenses mains magiques.

            Les arbres semblaient s’envoler dans le vent. Les noirs, ivres du pombé qu’ils portaient dans leurs brocs enveloppés de feuilles fraîches, s’en allaient en titubant vers des sentiers de brousse. Jean-Baptiste Nambutal, pour se tenir éveillé après vingt heures de route, chantonnait les mélodies âpres et plaintives de son pays natal retrouvé. Enfin, occupant tout l’espace céleste, entre deux rangées d’eucalyptus au feuillage transparent, éclata ce géant disque de lune, rond, éblouissant, comme un mythe africain sur Masindi.

 

*

 

Pour moi, Masindi, c’est Djouma, le Goanais.

Il avait la gérance de l’hôtel qui appartenait à la puissante F.A.R.H., c’est-à-dire la Compagnie des Chemins de Fer et des Ports de l’Est africain. Elle assurait tout le transport des voyageurs et du fret par voir ferrée, fluviale ou lacustre, depuis Mombasa, sur l’océan Indien, jusqu’au Congo belge et au Soudan égyptien.

            A cent kilomètres à la ronde pour le moins, il n’y avait pas d’autre abri décent que cet hôtel, dernier signe de la civilisation en Ouganda, avant les marécages et les lagunes intérieures de la province de l’Est et la brousse torride de la province du Nord. On y trouvait des chambres dénudées, spacieuses et fraîches, une longue véranda munie de fauteuils profonds, une cour fleurie et un bar parfait. Sur cette sorte de précieuse oasis, régnait Djouma. Dans la personne de ce petit homme replet, tout luisait à l’extrême : les cheveux noirs de jais et comme passés à la graisse, le visage brun jaune et comme frotté de beurre et les yeux qui semblaient de satin brillant. Il menait l’hôtel avec le plus beau sourire du monde. Rien ne lui paraissait difficile.

            J’étais arrivé à deux heures du matin – aucune importance : un boy attendait près de ma chambre. J’avais envie d’un whisky avant l’heure réglementaire (qui est tabou dans toutes les possessions britanniques), eh bien ! lui qui pourtant ne buvait jamais, il comprenait à merveille la soif matinale, et comme il était barman en même temps que gérant… Jean-Baptiste Nambutal s’était foulé la cheville… qu’à cela ne tienne – il connaissait un masseur hindou sans pareil.

            Donc, en buvant ce whisky que je devais à sa bonne grâce, je priai Djouma de téléphoner à l’administration du port de Boutiaba pour savoir à quelle heure, le lendemain, je devais prendre le bateau que j’avais, du Kivou, retenu par télégramme quelques jours auparavant. Il demanda la communication et me servit un autre whisky. Il faisait frais, Djouma souriait. J’étais heureux.

-       Vous désirez remonter le Nil vers les Murchison Falls ? me demanda Djouma.

-       Je ne suis venu que pour cela, dis-je. Il paraît que les rives fourmillent d’animaux sauvages.

Ici, Djouma poussa un cri de souffrance.

-       Je vous en prie, monsieur, je vous en prie, gémit-il.

Je le considérai, mon verre en suspens, sans comprendre.

-       Quinze ans, monsieur, j’ai été quinze ans stewart sur un bateau à moteur qui, un jour par semaine, conduit des groupes de visiteurs vers Murchison Falls…Et quinze fois cinquante-deux semaines j’ai vu les animaux sauvages. Oh ! oui, monsieur, il y en avait…Il y en avait trop. Il y en avait tant que je ne peux plus en entendre parler.

J’achevai mon whisky. J’étais encore plus heureux. Demain, j’allais longer ces berges peuplées de toutes les bêtes libres de la création. Le téléphone sonna.

Djouma parla assez longuement – en hindoustani, je pense – puis, tout en gardant le récepteur décroché, il me dit :

-       On n’a pas reçu votre télégramme à Boutiaba.

-       Alors ? demandai-je.

-       Ils ne peuvent pas vous fournir un bateau.

-       Avant combien de temps ?

Djouma parla encore et plus vite dans l’appareil. Et il me dit :

-       Mon ami ne sait pas. C’est mauvais.

Mais, disant cela, il souriait. Et, de nouveau, et encore plus vite, il parla au téléphone.

-       Mon ami va se renseigner, me dit-il ensuite. J’ai pensé à ce bateau, le Murchison, sur lequel j’ai servi si longtemps. Vous avez de la chance. Je crois qu’il part chaque vendredi…c’est-à-dire demain…

Une voix gutturale fit crépiter le récepteur. Djouma traduisait triomphalement.

-       Oui, c’est bien le vendredi.

Il écouta encore et il dit :

-       Seulement, le bateau a une avarie…Il faut plusieurs journées de réparation.

Et raccrocha, en souriant toujours. Mais à présent il y avait une expression particulière dans son sourire.

-       Je donnerais bien, dis-je négligemment, je donnerais biens deux livres à qui me ferait avoir un bateau.

Djouma souriait des yeux, des lèvres, des joues et des cheveux.

-       Revenez, dit-il, prendre un whisky cet après-midi.

Et ajouta :

-       N’importe quand…

Deux heures…

Quatre heures…

Six heures…

Djouma souriait toujours, mais n’avait rien de nouveau à m’apprendre.

Dans mon impatience, j’avais traîné à travers les jardins publics de Masindi, et regardé deux équipes noires jouer au football sur un terrain entouré de grands arbres dont les braches étaient chargées de petits singes sérieux qui observaient la partie.

            Je m’étais fait conduire par Nambutal sur le Kioga , à Masindi Port, composé uniquement d’un quai, d’une grue, d’un hangar métallique et d’un tronçon de rails, qui s’animait deux fois la semaine pour l’arrivée des bateaux transbordeurs. Mais au moment où je le vis, il était plein de la poésie des choses abandonnées à l’immobilité, à la solitude et au soleil africain.

            Cependant, sans cesse, j’entendais la voix de Charles de l’Epine : « Allez à Murchison Falls… Un endroit étonnant… En quarante années dans ce pays, je n’ai rien vu de pareil… Il faut aller à Murchison Falls. »

            Et j’étais à Masindi. J’avais fait ce long détour, abrégé mon séjour chez les Watuzi, négligé les Pygmées…Et pour une mauvaise transmission de télégramme, tout cela risquait de ne servir à rien. Comme toujours, la difficulté, l’interdiction, augmentaient, exaspéraient le désir.

            Le soir était venu. Je me retrouvai au bar de l’hôtel, désespéré. Djouma parlait derrière le comptoir avec une petit Hindou. Quand il eut terminé, il me dit, comme la chose la plus naturelle du monde :

-       Vous aurez cotre bateau demain matin, à Boutiaba.

Le petit Hindou avait disparu.

-       C’est un canot à moteur qui appartient aux Travaux Publics, reprit alors Djouma. Mon ami travaille dans les bureaux de ce service et l’a obtenu pour vous. Très confortable…Une cabine…Une douche. Et toutes les commodités hygiéniques… Vous devez seulement emporter votre matériel de couchage et la nourriture. Mais je vous arrangerai cela en un instant.

Comme j’aimais le sourire de Djouma !

            De Masindi à Boutiaba, il y avait cent kilomètres de route très mauvaise, à pentes très fortes et mal aménagées. Nous partîmes très tôt.

            Quand le chemin passa à travers la vaste et sauvage forêt de Budengo, Jean-Baptiste Nambutal me dit qu’elle était pleine de buffles, d’éléphants et de chimpanzés. A l’ordinaire, ses histoires sur les bêtes excitaient mon imagination. Cette fois pourtant, je ne pensais qu’au but du voyage : l’embarquement pour Murchison Falls. Nous arrivâmes enfin à Boutiaba.

            Le petit port du lac Albert était construit sur un éperon qui avançait assez profondément dans les eaux et dont chaque bord portait une file de grands cocotiers. La disposition des lieux, la chaleur étale, humide, les hauts panaches, des palmes, les étendues liquides, d’un gris bleuté, que l’on voyait, de quelque côté que l’on se tournât, briller au soleil entre des troncs nus et minces, les bâtiments portuaires au milieu de jacarandas et de bougainvillées, un petit steamer blanc ancré à la jetée, les barques et les pirogues se balançaient dans les bassins, les noirs débardeurs au torse étincelant de sueur, les matelots indigènes, les employés hindous ou goanais – tout Boutiaba en un mot avait cette poésie douce, insidieuse et poignante, cette atmosphère de songe tropical et de pathétique sourd que l’on trouve dans la plupart des romans de Conrad.

            L’administration portuaire avait pour siège une pièce démesurée, au-dessus de laquelle tournaient sans cesse les pales de ventilateurs énormes. Elle était emplie de tables de tous calibres derrière lesquelles travaillaient mollement douaniers noirs en uniformes kaki, secrétaires et scribes en turban.

Le chef du personnel était un grand Hindou d’une trentaine d’années, vêtu et coiffé d’étoffes merveilleusement blanches, à courte barbe très lustrée, et d’une beauté saisissante de traits et de regard.

Ce fut à lui que je demandai de me faire savoir d’où et quand partait le bateau que j’avais loué. Il me répondit – et sa voix était suave et chantante – avec un sourire magnifique – un sourire à la Djouma.

-       Je ne vous comprends pas, monsieur. Nous n’avons reçu aucune nouvelle, aucune instruction à votre égard.

-       Allons donc, vous faites certainement erreur, lui dis-je, le bateau a été retenu hier.

-       D’où monsieur ? demanda le bel Hindou aux belles dents

-       De l’hôtel de Masindi, par Djouma, son gérant.

-       Oh ! Djouma…

La vois était toujours aussi chantante et suave, mais elle avait pris une intonation indéfinissable : tendre amitié, ironie légère, admiration pour le Goanais, pitié pour moi – que sais-je encore ! le chef des scribes reprit :

-       Il m’a en effet téléphoné hier. Et je lui ai répondu que nus n’avions pas reçu votre télégramme du Kivou et…

-       Je sais, dis-je. Mais il s’agit d’un autre bateau. Celui qui appartient aux Travaux Publics.

-       Alors, dit le bel Hindou suave, cela n’est pas notre affaire. Ici, nous sommes les employés de la E.A.R.H., la Grande Compagnie.

-       Et le bateau des Travaux Publics… ?

-       Nous en prenons soin, monsieur, mais c’est tout. Et pour le louer il nous faut des ordres du chef de district à Masindi.

-       Mais enfin, m’écriai-je, puisque Djouma…

-       Oh ! Djouma…

Même sourire, même intonation…Puis d’un geste lent et noble, le bel Hindou décrocha le récepteur du téléphone.

-       L’hôtel de Masindi appartient à la F.A.R.H., la Grande Compagnie, dit-il. C’est pourquoi nous avons un fil direct. Et voici notre Djouma.

J’entendais la voix gaie et serviable du Goanais, j’entendais même son sourire. Un simple malentendu – si facile à régler – un petit retard – si facile à rattraper. Son ami des Travaux Publics – homme de tout premier mérite, mais distrait – avait dû oublier… Tout allait s’arranger, comme toujours s’arrangeaient les choses…

      Je demandai ensuite à l’Hindou vêtu de blanc immaculé :

-       Combien de temps faudra-t-il à Djouma ?

Il me répondit :

-       Oh ! Djouma…

A ce moment, par une porte intérieure placée derrière le bel Hindou, un officier de marine britannique entra dans la pièce. Tous les employés se levèrent. Il les fit se rasseoir d’un signe. Seul, le chef des scribes resta debout.

            Le nouveau venu était de taille moyenne et dans la force de l’âge. Il portait un short et une chemise kaki avec l’insigne de son rang sur les pattes d’épaules. Les vêtements d’une tenue parfaite, rasé comme sous la peau, les yeux bleus et les épaules larges – il semblait au premier abord du modèle anglais le plus courant aux colonies. Mais ses traits étaient d’une autre qualité. J’ai rarement rencontré, sur un visage, autant de maturité loyale et dans le regard une expression si claire et si ferme. On eût dit que tout, pour cet homme, était fixé par avance dans le sens se l’honnêteté, de l’équité, de la simple et droite raison. Et l’on devinait qu’il avait dû résoudre beaucoup de problèmes difficiles et traverser beaucoup d’angoisses avant d’arriver à cette profonde et sereine dignité.

« Encore un personnage de Conrad, pensai-je, et parmi les plus beaux. »

L’officier de marine me dit :

-       je suis le commandant du port  de Boutiaba, monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

Sa voix était contrôlée, précise et d’une parfaite courtoisie, comme chez la plupart des fonctionnaires anglais. Mais, chez lui, cette affabilité, cette politesse n’étaient pas simplement de pure et froide convention.

            Je lui racontai mes affaires. Je parlais de Djouma.

-       Ah, Djouma… dit-il avec un sourire rapide, philosophe, amical.

Puis :

-       Il est ennuyeux de venir ici et de si loin pour rester sans bateau. Seulement, j’ai peur, personnellement, de n’y rien pouvoir.

Il n’y avait plus d’espoir.

            Quand un officier britannique dit : « Je regrette » ou « J’en ai peur », le refus est plus formel, plus sacré qu’un serment.

            Mais le commandant du port de Boutiaba, lui, s’adressa ensuite au bel Hindou, chef des scribes.

-       Rédigez d’urgence un télégramme pour Masindi, au D.C (chef du district), lui demandant de faire presser la décision des Travaux Publics. Signez de mon nom.

Je courus avec le télégramme au bureau de poste.

C’était une baraque en tôle ondulée, au milieu de massifs de flamboyants. L’employé, un jeune noir aux yeux perçants et tristes, prit la dépêche, la lut, la timbra et la mit de côté.

-       C’est très pressé, lui dis-je.

-       Le câble est en dérangement, répondit-il avec un soupir. La chose est fréquente…

-       Et dure longtemps ?

-       Au moins une heure…

J’eus soudain très faim. Dans ma hâte, j’avais quitté l’hôtel de Masindi sans prendre aucune nourriture. Sur le petit steamer ancré contre la jetée des hommes s’agitaient. Je montai à bord. Le commissaire du Coryndon était un Goanais à figure grêlée. Je lui demandais si je pouvais avoir à déjeuner.

-       Ce n’est pas l’heure, dit-il amèrement. Et comme nous appareillons ce soir je n’ai pas de stewart disponible.

-       Je suis un ami de Djouma, lui dis-je.

-       Oh ! Djouma…fit-il.

Et ordonna à un matelot noir aux pantalons déchirés de m’apporter des œufs au bacon, des toasts et de la marmelade d’orange. J’attendis sur le pont dans un fauteuil de rotin. De là, on voyait l’autre rive du lac – celle qui appartenait au Congo belge. Quelque part, dans la brume de chaleur, se trouvait un autre port lacustre où le Coryndon allait se rendre, charger fret et passagers. Puis il reviendrait à Boutiaba. Et repartirait et reviendrait. Il faisait cette navette tout le long de l’année et depuis des années.

      Un officier anglais en shorts blancs maculés, gros, avec un collier de barbe d’un roux flamboyant, passa, me fit signe d’amitié, disparut du côté de la passerelle.

      Sur la jetée, une file de portefaix noirs, suant, haletant, criant, cheminaient, pliés sous les caisses et les sacs.

      Quand j’eus fini mes œufs au bacon, il me restait une demi-heure avant de retourner à la poste. J’errai à travers le petit steamer. Malgré une faible brise qui le balayait, la chaleur, à l’approche de midi, devenait épaisse et suffocante. J’avisai un écriteau encadré sous verre et suspendu contre une cloison. Il portait : « Défense de tirer sur tout autre gibier que les crocodiles. »

      Je me rendis à la poste.

-       J’ai pu passer votre télégramme, dit le jeune noir aux yeux aigus et mélancoliques.

-       Et pour la réponse ? demandai-je.

-       Le câble est de nouveau hors d’usage, dit-il.

J’allai m’asseoir au pied d’un cocotier, au bord de l’eau, du côté où il n’y avait ni jetée, ni bassins. Jean-Baptiste Nambutal faisait pensivement le tour de notre voiture.

      Les toutes petites lames du lac s’affaissaient à mes pieds avec un léger clapotis. La chaleur était accablante. Je commençai à me déshabiller. Nambutal vint à moi, ses grosses lèvres agitées à l’avance par les paroles qu’il allait prononcer.

-       Vous ne pouvez par aller dans le lac, monsieur, s’écria-t-il. C’est rempli de crocodiles jusqu’au bord.

Jean-Baptiste appela en témoignage quelques pêcheurs noirs aux côtes saillantes qui somnolaient sur l’herbe. Ils l’approuvèrent en swahili de leurs voies aiguës. Mais, connaissant l’imagination excessive des indigènes, je n’étais pas prêt à les écouter.

-       Demandez donc à l’officier anglas, monsieur, me dit alors Nambutal.

Ce fut surtout pour revoir le commandant que je suivis ce conseil.

Il était dans son bureau personnel – presque sans meubles, tapissé de chartes de navigation – et occupé à rédiger un rapport. Il leva vers moi son visage dur mais sensible, ses yeux limpides mais profonds et dit :

-       Mauvaise chance pour le câble. On apprend la patience, ici.

Puis, au sujet des crocodiles :

-       Il vaut mieux ne pas se baigner dans le coin. Allez donc sur notre plage. Là-bas, on est tranquille.

Jean-Baptiste me conduisit à travers l’allée des cocotiers – dont les panaches ne bougeaient plus tant l’air était immobile – jusqu’à un bungalow, entouré – par quel miracle ? – d’un gazon dense et lustré. C’était le club des fonctionnaires anglais du port. De l’autre côté du chemin, il y avait une hutte pour se dévêtir, et une nappe de sable fin. Là, formant un assez vaste demi-cercle dans l’eau, une haie de pieux et de morceaux de rails, plantés très serrés au fond du lac, protégeait la plage.

      Je me baignai avec délice, puis me séchai sur le sable, puis, le soleil étant trop chaud, m’allongeai sous l’auvent de la hutte. Le temps n’avait plus d’importance. J’avais renoncé au bateau, aux Murchison Falls. Je songeais au charme envoûtant et mélancolique du port de Boutiaba, au bel hindou, aux douaniers noirs, au commandant anglais, au petit steamer, aux crocodiles du lac Albert.

-       Au moins, j’aurais vu, j’aurai eu cela, me dis-je.

Et m’assoupis.

Je fus réveillé par Jean-Baptiste Nambutal. Il était allé attendre des nouvelles à la poste.

-       Monsieur ! Monsieur ! criait-il. Nous avons l’autorisation pour le bateau.

-       On a reçu le télégramme des Travaux Publics ? demandai-je.

-       Oui, monsieur. Mais on le savait déjà. Dis minutes avant qu’il n’arrive, Djouma téléphonait.

-       Oh ! Djouma, dis-je à mon tour.

 

*

 

L’embarcation à moteur qui, - enfin – appareillait pour les Murchison Falls était de dimensions réduites, mais d’un confort appréciable. Un pont arrière, entouré de banquettes, pouvait se couvrir et découvrir à volonté, par une bâche mobile. Puis on trouvait une douche, une toilette, une cabine avec bonne couchette. Le moteur et le poste d’équipage étaient situés à l’avant. Du toit de la cabine, on avait une vue libre et entière.

      Jean-Baptiste Nambutal avait porté à bord le matériel de couchage et le couffin de provisions que je devais aux soins de Djouma et se préparait à quitter le bateau. Je lui dis qu’il serait du voyage.

-       Moi, monsieur ! Oh, monsieur ! s’écria-t-il.

Ses yeux - qu’il avait déjà fort larges et brillants – étaient encore agrandis par la surprise et illuminés de joie. Il connaissait toutes les routes et pistes du Tanganyika, du Kenya, du Kivou, de l’Ouganda et des Rhodésies, mais il n’avait jamais navigué sur les lacs afircains.

Trois noirs composaient l’équipage de notre embarcation.

Le coxwain (patron) était un grand diable aux cheveux gris crépus, le visage à l’emporte-pièce, taciturne et patient. Sa maigreur desséchée faisait que ses bras et ses jambes ressemblaient à de minces bâtons, mais cette chair en apparence privée de muscles était douée d’une résistance inusable. Le matelot avait les épaules tassées, le torse court et une face sans expression. Le mousse, un adolescent d’une quinzaine d’années, qui éclatait à tout instant d’un grand rire enfantin, tenait à la fois, par la souplesse et la vivacité, de l’écureuil et du singe.

Quand on lança le moteur, la chaleur était encore étouffante, mais les eaux commençaient à prendre les couleurs assourdies qui annoncent le soir. La brise portait une promesse, un goût de fraîcheur.

Le soleil s’était avancé jusqu’à l’ouest du lac Albert et dominait maintenant les monts déchiquetés qui, là-bas, gardaient la rive belge. Nous, c’était la berge orientale que nous suivions, celle de l’Ouganda, plate, molle et marécageuse et semée de tristes roseaux.

Le canot avançait régulièrement. Le coxwain tenait la barre, sombre tête aiguë dressée haut sur un corps décharné. Je me trouvai près de lui, les yeux fixés vers le nord, là où les rivages du lac se réunissaient en une sorte de triangle aigu. Tout près du sommer, sur la droite – ainsi disaient les cartes – le Nil que j’avais vu à Jinja jaillir du lac Victoria, entrait, venant de l’est dans le lac Albert et en ressortait presque aussitôt par la pointe même du triangle pour prendre sa course définitive vers le désert soudanais et le delta égyptien. Mais j’avais beau faire, il m’était impossible de discerner dans le vague dessin des berges encore lointaines la double brèche par où, selon les cartes, le Nil Victoria devenait le Nil Albert.

Par Jean-Baptiste, j’interrogeais le coxwain. Sa voix fut brève, impatiente. Et Nambutal traduisit :

-       Il faut avoir le nez dessus.

A ce moment le moteur faiblit et s’arrêta. Après toutes les traverses qui avaient tenu mon départ en suspens, je fus pris de panique…si c’était une avarie grave, je ne verrais jamais les Murchison Falls…

Il s’agissait tout simplement d’attendre une pirogue qui venait à nous sur la droite. Elle était menée par deux pagayeurs et portait une vieille négresse édentée. Le coxwain fit un signe. Le mousse bondit vers l’avant et se coula dans une sorte de chenil ténébreux qui servait de poste à l’équipage. Il en tira un paquet de sel, une boîte de sucre, un ballot d’étoffes et jeta le tout à la vieille. La pirogue piqua vers le rivage.

-       Il y a là-bas un hameau de pêcheurs, très pauvre et très perdu, me dit Nambutal. Alors, leurs amis, leurs parents de Boutiaba leur envoient des choses…Et des nouvelles aussi…

Le moteur reprit sa cadence et notre bateau sa route. Bientôt j’aperçus le village : quelques huttes lamentables semées sur un sol détrempé, parmi les roseaux fiévreux. Des nuées de moustiques se levaient de la vase, à l’approche du soir.

La distance entre les deux berges du lac se rétrécissait rapidement. Nous arrivions au sommet du triangle. Des pirogues de pêcheurs croisaient dans cet espace et, au creux des troncs évidés, les corps noirs se découpaient, ainsi que les embarcations, sur le fond embrasé du couchant, comme des ombres à l’encre de Chine.

Du cœur de a mélancolie et du silence des eaux, monta soudain une sorte de chant aigu et lentement rythmé. Le mousse, juché sur le bordage, sondait le lac à l’aide d’une longue perche et criait les chiffres en swahili. Nous naviguions par fonds très hauts. Guidé par cette mélopée stridente, le bateau, doucement, prudemment, cherchait sa voie entre les bancs de sable. Parfois il les frôlait, tantôt il s’inclinait dans leur glu. La coque crauqait sous l’effet du dégagement, le mousse riait aux éclats et le coxwain grommelait. De lours poissons jaillissaient à la surface de l’eau sur laquelle passaient les premières flèches des feux du crépuscule. Puis nous reprenions le chenal incertain. Les rives du lac se rapprochaient sans cesse, chargées d’une végétation toujours plus épaisse. Enfin, le mousse, ayant plongé plusieurs fois sa perche sans rencontrer de fond, la retira toute ruisselante et tressée d’herbes. Il poussa une longue clameur de joie et, courant sur le bordage, alla s’accroupir, à l’extrême pointe du bateau, noire figure de proue aux dents éclatantes.

Le coxwain parla brièvement à Nambutal qui me dit :

-       Nous arrivons…nous arrivons au fleuve. Il voit dans l’eau le courant du Nil.

Je ne savais plus ce que Jean-Baptiste continuait à chuchoter, car je n’avais pas assez de tous mes sens, de toute mon attention, de toutes mes facultés intérieures pour accueillir la vision qui, sur un nouveau mouvement du gouvernail, avançait vers nous.

Un immense portique venait de s’ouvrir, taillé dans le sombre rideau végétal qui drapait et obscurcissait le rivage, et, par ce portique, on prenait accès sur un monde mystérieux, liquide, ineffable et sacré.

D’après les cartes, assurément, cette massez d’eau étale, au glissement insensible était la dernière forme du Nil né au lac Victoria ; et le seuil auquel maintenant touchait notre petit bateau marquait la ligne exacte où ce Nil rejoignait le lac Albert. Mais en vérité, dans l’instant, il n’y avait plus de notions abstraites, - même les plus poétiques, même les plus légendaires, - qui fussent en mesure de compter. Il n’y avait que cette coulée, cette allée, cette chaussée d’eau glauque et tranquille qui semblait sans mouvement et, cependant, poussait par un flux invisible son large flot endormi.

Il n’y avait que le fleuve au sommeil millénaire et, aussi, les papyrus géants parmi lesquels flottait sa course. Chaque lac, chaque étang, chaque marécage d’Afrique orientale, voyait sans doute s’élever sur ses bords ces roseaux mythologiques. Mais, ici, leurs tiges, toutes minces, toutes droites, avaient deux fois la stature d’un homme et elles étaient si bien serrées qu’une main aurait eu peine à s’insinuer entre elles. Sur leurs sommets frémissaient des panaches, des aigrettes, des bouquets vivants et pelucheux, pareils aux éventails des pharaons qu’on voit dans les fresques égyptiennes. C’était une extraordinaire forêt d’une élégance, d’une légèreté sans pareilles et plus dense, pourtant et plus menaçante, plus secrète que des futaies massives. Le long de ces murailles formées de hampes innombrables, l’eau devenait plus sombre et d’un silence prodigieux.

Notre canot pénétra entre es parois de roseaux chevelus, dans cette eau, dans ce silence.

On éprouvait un sentiment étrange. Le lac, maintenant, ne se voyait plus et le jeu des perspectives faisait croire que les montagnes de la rive belge, incroyablement rapprochées, se dressaient au bord même du monde où nous étions entrés et le scellaient de leur roc abrupt. Et ce monde était celui des commencements, des origines, des limbes, celui où la terre, encore molle des grands déluges, était comme incertaine de sa substance.

Car, partout, ici, l’eau se mêlait au sol. Elle filtrait à travers les roseaux humides, se refermait derrière leurs rideaux, se répandait en un dédale sans fin. L’allée immense que nous remontions d’une marche à peine perceptible, projetait en tous sens, inépuisable matrice, les ruisseaux, les baies, les criques, les canaux. Les géants papyrus gardaient toutes ces courbes liquides et parfois se réunissaient au-dessus de leur miroitement par des passerelles et des arches empanachées.

Le soleil déclinait, touchait la barre des monts et leurs flancs renvoyaient sur le fleuve les reflets du crépuscule. Si bien que notre bateau laissait derrière lui pour sillage des plis d’or et une écume rose.

La navigation était devenue d’une élémentaire simplicité. Le coxwain avait laissé le gouvernail au mousse et il était allé s’asseoir sur le nez du bateau, à son extrême pointe. Ses longues jambes maigres et noires pendaient au-dessus de l’eau. Son visage ascétique était tendu vers l’amont de la rivière.

Malgré les matelots et malgré Nambutal, je me sentais dans la plus entière, la plus inéluctable solitude.

Cela était dû à une absence, à une mort de tout bruit, tellement profondes, tellement vertigineuses, qu’elles rendaient l’homme à lui-même et à lui seul. Les noirs avaient une extraordinaire qualité de silence. Il n’était pas seulement sur leurs membres ou leurs bouches. Il était intérieur. Il les apparentait à l’eau assoupir, à la sylve des papyrus, à tout cet univers muet.

Et immobile.

Rien de ne bougeait, ne remuait, ne vivait autour de nous. Les murs des roseaux fabuleux n’avaient pas un frémissement, les eaux, pas une ride. Les nuages semblaient devoir tenir au même endroit du firmament jusqu’à la consommation des siècles, ainsi que des archipels. Et le sillage même, on eût dit qu’il était comme sculpté, pétrifié dans le cours insensible du fleuve.

Ainsi glissions-nous par un soir hors des âges, sur le Nil des papyrus, avec de noirs nautoniers.

De temps à autre, au fond d’une échancrure des roseaux, paraissait une effigie étirée, hiératique. C’était un flamant rose, ou un ibis ou une grue huppée. Longues, longues pattes effilées, haut col d’une minceur extrême, bec pareil à une immense aiguille, les échassiers de dressaient contre le fond végétal sans un mouvement, sans une palpitation sous leurs ailes, sur leurs crêtes. Ils avaient ainsi une extraordinaire beauté. Ils étaient les blasons éternels des roseaux géants, du fleuve sans fin et du crépuscule.

Dans cet univers de silence, dans ce monde en suspens, le moindre souffle et le moindre ébranlement prenaient une valeur hors de toute commune mesure. Un clapotis, une ombre glissant le long du Nil, l’oiseau le plus petit s’envolant d’entre les touffes de roseaux faisaient sentir avec une inexprimable puissance la majesté des eaux, le mystère de la sylve lacustre, l’amplitude du ciel.

Cependant, aussi lentement qu’il avançât, le bateau faisait du chemin. Les rives commençaient à changer d’aspect. Les papyrus reculaient. Des champs d’herbe à éléphants remplaçaient par endroit leurs murailles. Puis il y eut des rochers et des plages.

Alors j’aperçus le premier animal. D’abord il ne fut pour mes yeux juste à la frontière du sol et de l’eau qu’une grosse branche morte échouée dans le sable. Mais, à l’approche du sillage, elle s’anima soudain, reprit sa forme de bête monstrueuse et plongea dans le fleuve. Je m’écriai :

-       Un crocodile !

A la proue, le coxwain, sans se retourner, parla courtement.

-       Vous en verrez bientôt aussi nombreux que l’herbe, traduisit Nambutal.

Les terres émergeaient toujours davantage. Le fluide royaume lacustre demeurait en arrière autour des embouchures. Maintenant une brousse drue, solide et sauvage encadrait le fleuve. Et le silence avait cessé. Des chants d’oiseaux, déjà nocturnes, partaient des buissons et des arbres ; on entendait, dans les fourrés, de sourds murmures et des passages furtifs. L’eau même sur quoi nous glissions avait ses voix étranges : on eut dit qu’une mystérieuse manade s’y abreuvait avec des plaintes et des hennissements.

Bientôt je vis quel était ce troupeau. Il est vrai qu’aux premiers instants je pris les lourdes masses brunes qui flottaient en amont de notre embarcation pour des troncs et des souches arrachés par le courant. Mais des têtes énormes, aux naseaux roses, aux toutes petites oreilles, se profilèrent, au ras de l’eau et des yeux étroits, où se réfléchissait le soleil couchant, brillèrent de toutes parts. Puis, rejetant une fontaine d’écume par leurs roses naseaux, les hippopotames se laissèrent lentement couler dans les profondeurs.

Cette fois encore, en regardant leurs dos s’immerger comme des scaphandres, je ne pus retenir un cri. Et le coxwain dit encore quelques mots et Jean-Baptiste Nambutal traduisit :

-       Vous en verrez aussi nombreux que les gouttes de la rivière.

Je me rappelai ce que le coxwain avait assuré des crocodiles et souris de l’imagination africaine. Un bruit s’éleva, en ce moment, qui semblait provoqué par des pierres lourdes ou des blocs de métal tombant à l’eau. Cela venait de la rive droite que nous longions d’assez près et sur laquelle donnaient les derniers rayons du soleil à son agonie. Il y avait là une plage rocheuse à pente forte, bordée de très grands arbres. Leurs racines m’avaient semblé couvrir le sol par des centaines de ramifications. Or, c’étaient elles qui tout à coup glissaient, plongeaient, s’écroulaient dans l’eau. Et d’autres les remplaçaient pour couler vers le fleuve, et d’autres venaient en leur lieu, des buissons, des rochers, des plis du terrain, prolifération prodigieuse, interminable grouillement reptilien. Et au luisant des écailles, à l’envergure des gueules béantes et des crocs déchirants, je reconnus les monstres amphibies, les immortels crocodiles nilotes. Il y en avait des centaines, peut-être des milliers car tout le rivage bruissait de cette fuite fantastique. Les plus petits ressemblaient à d’énormes lézards, les plus gros étaient pareils aux dragons de la fable.

      « Aussi nombreux que les herbes », avait dit le coxwain.

      Et maintenant, en vérité, les hippopotames étaient aussi nombreux que les vagues du fleuve. Ils jouaient par familles dans les flaques des rivages, ils surgissaient par bandes du fond du Nil et leurs mufles plats trainaient longuement au fil de l’eau jusqu’à l’instant où un jet d’écume montait de leurs naseaux et qu’une sorte de rire bramé, de hennissement au ton joyeux et doux accompagnait leur lente descente au creux du flot. A l’arrière, à l’avant, sur la gauche, sur la droite, partout où le regard portait, ils peuplaient la rivière et les approches des bergers, tantôt mastodontes errants, tantôt outres énormes, tantôt naseaux et oreilles roses à peine perceptibles dans la nuit qui montait.

Alors s’éveilla la brousse. Des troupes immenses d’antilopes effleuraient l’herbe de leur course et les branches de leurs cornes recourbées. Puis passait en rafale le galop des buffles. Enfin, un à un, du couvert des arbres parurent les seigneurs de la forêt et de la savane.

Il me fallut longtemps pour accepter ce que mes yeux voyaient. Ces hardes énormes, cette frise au bord du fleuve sur le fond de brousse, dans les dernières gloires du soleil… Hauts comme des rochers, leurs oreilles gigantesques en éventail, la trompe flottante, lentement balancés sur des pattes pareilles à des colonnes, procession hallucinante de puissance et de sérénité, formes suprêmes de la préhistoire, les éléphants sauvages venaient boire au Nil.

Sur leurs dos voletaient les blanches aigrettes et plus haut, longs, fins, étirés et couchés dans les airs, passaient les ibis, les flamants roses et les grues huppées qui regagnaient leurs gîtes obscurs.

La nuit vint, mais non la ténèbre. Car c’était le temps de la pleine lune. Nulle part ni jamais je n’en avais vu d’aussi ronde, aussi vaste, ni aussi éclatante. Le bateau remontait le fleuve sous sa lumière.

Quand le coxwain fit jeter l’ancre, on voyait au loin, entre deux amas de montagne, ruisseler l’argent des chutes, les Murchison Falls.

Il était minuit. Les berges se profilaient vaguement, car le fleuve était large et le bateau se balançait en son milieu. Tout autour s’ébrouaient les troupeaux d’hippopotames au hennissement flûté. Ils cernaient l’embarcation, ils l’ébranlaient de leurs jeux colossaux. Tout autour, étincelaient de larges pièces d’or : les yeux des crocodiles touchés par le feu de la lune.

Et puis c’était le silence nocturne, auguste. Et puis reprenaient les bruits du fleuve, les bruits des berges, les souffles, les rumeurs, les halètements innombrables et secrets.

Une étoile immense trouait le ciel au-dessus de nous.

L’équipage dormait dans le poste avant. Mais Jean-Baptiste Nambutal veillait près de moi. Lui non plus, il n’avait pas l’habitude. Je n’apercevais que ses cheveux crépus et ras, petit tapis de laine sombre et – quand il passait un éclair de chaleur, - le blanc intense de son regard aveugle. Nous ne disions pas un mot. Il y avaient entre nous une communauté, une solidarité surprenantes.

Les yeux des crocodiles perdirent peu à peu leur éclat d’or. Le matin venait. Les heures, les buissons, les arbres chantaient sous la première brise. Elle portait jusqu’à nous la merveilleuse odeur de la brousse à l’aurore.

Pour la première fois, cette nuit, j’entendis une voix lente, hésitante mais assurée de Jean-Baptiste Nambutal. Il y avait en elle une douceur franciscaine.

-       Dieu, disait-il, s’éveille et regarde nos amis. Nambutal désignait d’un geste incertain le fleuve et la jungle et toutes leurs bêtes.

De quel Dieu parlait-il ? De celui qu’il avait appris à prier dans les missions de l’Ouganda ou de celui de Lutembé, le crocodile géant et légendaire du lac Victoria ?

Je n’avais pas à le lui demander, mais, en cet instant, j’éprouvais le sentiment que les splendeurs qui, depuis la veille, semblaient s’engendrer l’une et l’autre, que ce paroxysme de magnificence renouvelé, accru, exalté sans arrêt ni terme, que cette inépuisable réserve de beauté infinie avaient en elles-mêmes rang et puissances de divinités.

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